Scène III – Chimène, Elvire

Chimène
Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte,
De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ;
Je puis donner passage à mes tristes soupirs ;
Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
Mon père est mort, Elvire ; et la première épée
Dont s’est armé Rodrigue a sa trame coupée.
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste.

Elvire
Reposez-vous, madame.

Chimène
Ah ! que mal à propos
Dans un malheur si grand tu parles de repos !
Par où sera jamais ma douleur apaisée,
Si je ne puis haïr la main qui l’a causée ?
Et que dois-je espérer qu’un tourment éternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel.

Elvire
Il vous prive d’un père, et vous l’aimez encore !

Chimène
C’est peu de dire aimer, Elvire, je l’adore ;
Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Et je sens qu’en dépit de toute ma colère,
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père.
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant :
Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;
Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
Je ne consulte point pour suivre mon devoir ;
Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.
Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;
Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

Elvire
Pensez-vous le poursuivre ?

Chimène
Ah ! cruelle pensée !
Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
Je demande sa tête, et crains de l’obtenir :
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

Elvire
Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique ;
Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

Chimène
Quoi ! mon père étant mort et presque entre mes bras,
Son sang criera vengeance, et je ne l’orrai pas !
Mon cœur, honteusement surpris par d’autres charmes,
Croira ne lui devoir que d’impuissantes larmes !
Et je pourrai souffrir qu’un amour suborneur
Sous un lâche silence étouffe mon honneur !

Elvire
Madame, croyez-moi, vous serez excusable
D’avoir moins de chaleur contre un objet aimable ;
Contre un amant si cher, vous avez assez fait,
Vous avez vu le roi ; n’en pressez point l’effet,
Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.

Chimène
Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ;
Et de quoi que nous flatte un désir amoureux,
Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

Elvire
Mais vous aimez Rodrigue, il ne peut vous déplaire.

Chimène
Je l’avoue.

Elvire
Après tout que pensez-vous donc faire ?

Chimène
Pour conserver ma gloire et finir mon ennui,
Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.