11. LONGTEMPS J’AI ÉTÉ COTHÉRAPEUTE…
Raoul Le Moigne
in Patrick Delaroche , Jouer pour de vrai ERES | Hypothèses
2011
pages 157 à 167

Article disponible en ligne à l’adresse:
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http://www.cairn.info/jouer-pour-de-vrai—page-157.htm
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Pour citer cet article :
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Le Moigne Raoul, « 11. Longtemps j’ai été cothérapeute… », in Patrick Delaroche , Jouer pour de vrai
ERES « Hypothèses », 2011 p. 157-167.
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Longtemps j’ai été cothérapeute…
1 Raoul Le Moigne
Le PPI recrée, d’une façon très particulière, le cadre analytique. Entre l’analyste meneur de jeu et le patient naviguent, flottent et interprètent les cothérapeutes, ainsi nommés car en principe du côté du thérapeute. Mais le sont-ils vraiment et toujours de ce côté-là ? Après avoir précisé leur rôle, nous étudierons leur lien avec le meneur de jeu, puis nous verrons comment ils partagent la responsabilité du thérapeutique.
Le rôle des cothérapeutes
Participer à un psychodrame, surtout avec des patients psychotiques, c’est prendre le risque d’être affecté par ce qui se joue et s’entend, d’être confronté à des affects de haine ou de honte, au plus intime de soi, au prix de se sentir parfois ridicule, angoissé, ignoré ou sans voix. Mais c’est aussi, et heureusement souvent, le plaisir de la parole créatrice qui vient surprendre celui qui la prononce. À l’écoute du patient, l’improvisation des cothérapeutes faite de spontanéité et d’expérience est un art : celui de l’interprétation.
Psychiatre, psychanalyste.
1. XXes Journées de Ville-d’Avray, 6 juillet 2008 sur « La responsabilité au psychodrame ».
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On le sait, les cothérapeutes vont jouer différentes parties de la psyché du patient, dépliant ainsi la conflictualité qui existe entre elles. Nous avons tenté avec quelques auteurs de comprendre ces mécanismes.
W. Bion, à la suite des travaux de M. Klein, décrit ainsi l’identifi- cation projective : « Le patient clive une partie de sa personnalité et la projette dans un objet où elle s’installe, parfois en tant que persécuteur, laissant la psyché dont elle a été séparée appauvrie d’autant 2. »
Bion utilise la science de son époque, la physique des particules, pour illustrer son propos et en particulier ce qu’il appelle les objets bizarres. Ces objets bizarres, Bion les nommera les particules bêta ; ils seront pour lui les prémisses de la pensée. De manière générale, ces éléments circu- lent entre le nourrisson et sa mère. À celle-ci de faire preuve de capa- cité de rêverie pour les restituer à son enfant sous forme d’éléments symbolisables, les éléments alpha. Chez les psychotiques, « ces objets bizarres dont la partie psychotique de la personnalité se sent entourée 3 » sont comme des particules de lui-même (au sens de la physique des parti- cules), placées par identification projective, projetées, dans des objets. Ainsi nous explique-t-il :
« Aux yeux du patient, chaque particule est constituée d’un objet réel externe qui est encapsulé dans un morceau de la personnalité qui l’a englouti. Le caractère de cette particule complète dépendra en partie du caractère de l’objet réel, un Gramophone par exemple, et en partie du caractère de la particule de la personnalité qui l’engloutit. Si le morceau de la personna- lité a trait à la vue, le Gramophone qui joue sera ressenti comme un objet qui épie le patient. […]
Ces particules sont utilisées par le patient comme si elles étaient des proto- types d’idées qui deviendront plus tard des mots. Cette diffusion conduit le patient à penser que les mots sont les choses même qu’ils désignent 4. »
Les cothérapeutes qui peuvent jouer des chaises qui parlent, des télé- visions qui surveillent, des piscines maternelles qui engloutissent leurs enfants, ne sont-ils pas ces objets psychotiques ? En tout cas, c’est souvent une expérience déconcertante que de constater alors la sédation momentanée du délire.
2. W.R. Bion, Réflexion faite, Paris, PUF, 2001, p. 52. 3. Ibid., p. 81.
4.
Ibid., p. 45.
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Bion nous proposerait ainsi une définition qui pourrait être celle du PPI : « Grâce à l’identification projective, le patient a la possibilité d’étu- dier ses propres sentiments au sein d’une personnalité [celle de l’ana- lyste] assez forte pour les contenir 5. »
N’est-ce pas là encore une des fonctions des cothérapeutes ? La reprise des scènes par le meneur de jeu permettra la mise à distance du jeu pulsionnel, la symbolisation de celui-ci, la fonction alpha au sens de Bion.
C’est là pour André Green toute la difficulté du travail d’analyste. Comment aider le patient – A. Green parle des états-limites – à trouver cette bonne distance ? Pour cela, il invente le concept de processus tertiaires en complément des processus primaires dits subjectifs ou liés au prin- cipe de plaisir et des processus secondaires dits objectifs liés au prin- cipe de réalité et à l’élaboration. Ces processus tertiaires appartenant à l’analyste serviront d’« agents de liaison » entre les processus primaires et secondaires de l’analysant de façon à faire de l’expérience analy- tique une expérience « créatrice qui en d’autres termes veut dire qu’elle est susceptible d’apporter aux deux partenaires un plaisir partagé ». « Il faut donc que le couple analytique soit constitué par un analyste capable de disposer de ces processus tertiaires qu’il aidera l’analysant à acquérir 6. »
Si A. Green évoque ici le cadre de la cure-type, il ne nous en voudra pas de trouver dans ce concept une illustration de la place tierce prise par les cothérapeutes. Ils apportent par leur jeu des particules de leur incons- cient, voire de celui du meneur de jeu quand celui-ci les envoie comme agents de liaison de ses propres interprétations. Il s’agit plus de processus capable de lier le pulsionnel à la parole que d’une véritable construc- tion (Freud). Au patient de s’en servir s’il le peut. Quant au plaisir partagé, il est très fréquent au PPI.
Enfin citons Jacques Sédat à propos du transfert : « La passion, la croyance, le transfert précèdent toujours l’objet et l’instituent comme objet. » C’est-à-dire nul besoin de forcer le transfert, il est déjà là pour qui peut l’entendre ou plutôt le deviner (c’est-à-dire « deviner la position où l’ana- lysant entend mettre l’analyste »). Dès lors, « l’aptitude à soutenir la posi-
5. Ibid., p. 120.
6. A. Green,
La folie privée, Paris, Gallimard, NRF, 1990, p. 45.
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tion d’analyste est d’être capable de se démettre de soi pour pouvoir se mettre à la place d’où l’analysant souhaite être entendu 7 ».
Pour nous, ces deux auteurs parlent de la place du cothérapeute qui va jouer celui duquel le patient souhaite être entendu (Sédat) et à la fois participer à ces processus tertiaires (A. Green) « qui doivent être mis à la disposition du patient 8 ».
Les cothérapeutes vont donc s’inscrire dans « la réticulée » (Green) qui va se tisser autour du patient, être à la fois les projections de ce dernier et les outils du meneur de jeu. Ils devront se partager entre la passiva- tion par rapport au désir de l’autre, et en particulier du meneur de jeu, et l’activité de leur propre désir créatif : ils devront faire preuve à la fois d’une grande générosité et d’abnégation.
Pour qui jouent-ils ?
Leur jeu s’adresse tout autant au patient qu’au meneur de jeu, et ce d’autant qu’il s’agit de jeunes analystes en formation. Si le meneur de jeu a fait la preuve de ses propres qualités « analytiques », ses collègues, comme des patients dans une cure, livreront, à leur insu, leurs propres fantasmes. Le meneur de jeu est donc tout autant à l’écoute des associations du patient que de ses collègues, ils le savent bien ! Et c’est « parce qu’ils le savent bien » que ce transfert s’institue malgré eux : on y retrouve d’ailleurs l’ambivalence de l’amour de transfert, l’hainamo- ration de Lacan sous la forme de « ai-je bien joué ? va-t-il être content de moi ? », ou « j’ai donné le maximum et il me fait un reproche ? la prochaine fois je ferai l’idiot… » Tant et si bien que le meneur de jeu doit assumer, non seulement la place d’analyste du patient, mais aussi, et parfois sans le savoir, celle que nous appellerons de coanalyste des cothérapeutes. On le sait, rien de tel pour relancer une analyse ronronnante qu’une participation à un psychodrame, même si l’analyste du psychodramatiste débutant s’y oppose… D. Anzieu l’avait repéré :
« Ce n’est pas impunément que le personnage auxiliaire (le cothérapeute) s’expose à l’improvisation. Quand ses problèmes personnels rejoignent ceux
7. J. Sédat, « De l’usage du transfert : une conception psychanalytique », Le Carnet PSY, avril 2008.
8. A. Green,
La folie privée, op. cit., p. 56.
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du patient, c’est inconsciemment pour lui-même qu’il joue. Le psycho- dramatiste trouve dans son métier une catharsis presque continue 9. »
Ainsi, pourrait-on ajouter, s’il en est qui jouent pour le patient ou le meneur de jeu, il en est qui jouent pour eux-mêmes. En fait au PPI, il est étonnant de remarquer que « la valeur n’attend point le nombre des années 10 » et que les analystes débutants, encore en analyse eux- mêmes, font les meilleurs cothérapeutes.
Qu’en est-il de ce transfert si particulier sur le meneur de jeu ?
Il nous semble qu’il y a de la part de ces jeunes cothérapeutes une demande de reconnaissance de la validité de leur propre analyse, de leur capacité d’accès à leur inconscient et à ses mécanismes. Qu’il joue pour ou contre le meneur de jeu, ou pour lui-même, les outils utilisés par le cothérapeute le révèlent à lui-même et questionnent sa propre vérité ! Le meneur de jeu est ainsi l’analyste à qui on parle de sa propre analyse. Il s’agit là, nous en reparlerons, d’une fonction très importante du PPI, sa contribution à la formation des analystes.
Évoquer cette place d’analyste à qui on parle de sa propre analyse renvoie à la rupture violente qui eut lieu en 1969 entre Lacan et trois de ses proches élèves, Piera Aulagnier, François Perrier et Jean-Paul Valabrega, à propos du dispositif de la Passe. Ces derniers fondèrent un nouveau groupe, historiquement le Quatrième, et instituèrent une formation dite quatrième où l’analyste en position de contrôleur se trouve en quatrième position après le patient en analyse, l’analyste du patient, et l’analyste de cet analyste 11. Cette place d’analyste de l’analyste est d’autant plus forte qu’il existe cette dissymétrie cothérapeute en formation et meneur de jeu supposé savoir… de cette technique. Ce mécanisme de transfert sur le meneur de jeu, que nous avons appelé co-analyste, suscite tout autant la libération de la parole inconsciente
9. D. Anzieu, Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent, Paris, PUF, 2008, p. 44. 10. P. Corneille, Le Cid, Paris, Pocket, 2005.
11. Communication de Michelle Moreau Ricaud au colloque « Y a-t-il une unité de la psycha- nalyse ? », organisé par
Cultures en mouvement en juin 2002.
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avec la levée du refoulement que des résistances chez les cothérapeutes, et ce d’autant plus bien sûr que ce transfert est important.
Ces résistances font elles-mêmes résistance au traitement du patient. On ne manipule pas la matière pulsionnelle et les fantasmes les plus archaïques sans que cela ait des effets.
« Le fait décisif est en effet que les mécanismes de défenses opposés aux dangers d’autrefois (le pulsionnel) font retour dans la cure en tant que résis- tances opposées à la guérison. Cela aboutit au résultat que la guérison elle- même est traitée par le moi comme un nouveau danger 12. »
Il serait donc souhaitable que les cothérapeutes puissent les analyser. Il est difficile de les reprendre en groupe bien que, si celui-ci est suffisamment analytique, cela soit profitable, le risque étant alors de créer un « dénominateur commun 13 » des fantasmes autour du patient (et donc de perdre en richesse de conflictualité). Une solution consis- terait à les jouer, ce que propose D. Anzieu : « La scène (quand ses problèmes personnels rejoignent ceux du patient) est alors reprise en ce sens : l’auxiliaire (le cothérapeute) devient le patient et le patient sert de personnage auxiliaire 14. »
Nous ne sommes pas loin du psychodrame de supervision tel que le décrit Marc Hayat dans un recueil d’articles consacrés au psychodrame psychanalytique métathérapeutique, où il propose que le meneur de jeu d’un psychodrame joue le rôle de son patient dans le cadre d’un psycho- drame de supervision 15.
Mais c’est quand le meneur de jeu s’absente… que le transfert se révèle
C’est alors qu’est relancé le désir du cothérapeute : que diable est- il venu faire dans cet étau entre désir de l’analyste meneur de jeu et le sien propre ? Son désir peut-il se dissoudre dans celui de l’autre ? Quel
12. S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985.
13. D. Anzieu,
Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent, op. cit., p. 148.
14.
Ibid., p. 44.
15. M. Hayat, Le psychodrame psychanalytique métathérapeutique, Paris, De Boeck, 2008, p. 135. Il l’avait exposé aux journées de Ville-d’Avray en 2005.
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plaisir de jouer l’absence du directeur de jeu habituel quand celui-ci, attiré, occupé par une autre tâche de grande valeur, choisit de se faire remplacer ! Qu’il est agréable de lui supposer, à travers les différents personnages de l’« autre scène » (Freud) moult aventures vers des plages paradisiaques ou les rives de l’enfer… Les mouvements transférentiels se déchaînent, les comptes se règlent, l’absent, s’il a toujours tort, n’en est que plus présent. Certains patients, si on leur pose la question, préfè- rent attendre le retour de leur analyste ; « ils ne sont quand même pas interchangeables ! », semblent-ils nous dire. L’analyste n’est donc pas une fonction, mais une personne ? Voire… D’autres n’y voient aucun inconvénient, signe alors que le travail psychodramatique n’est pas terminé, que nous sommes en deçà de l’œdipe et de ses énigmes.
Pour le meneur de jeu remplaçant (c’est une métaphore footballis- tique qui nous vient à l’esprit) c’est « l’angoisse du gardien de but au moment du penalty » (Peter Handke). C’est son grand jour : fera-t-il mieux que son collègue, que va-t-on en rapporter à son retour, va-t-il formuler l’interprétation ultime, celle qui rendra caduques toutes les autres ? Et en effet, curieusement, ces séances sont souvent intéressantes, renouvelant parfois une approche ou un thème récurrent. Est-ce grâce au contre-pied de la nouveauté, à l’ardeur du remplaçant, à la bonne volonté du patient qui, comme le décrit si bien Searles, est thérapeute de son analyste ?
Searles : « Le patient, thérapeute de son analyste » (1973)
Pour Searles16, tous les êtres humains « partagent un dévouement thérapeuthique17 ». Ce qui se traduit non seulement par le fait que le patient veut soigner son médecin mais également que « le patient est malade parce que, et dans la mesure où, ses tendances psychothéra- peutiques ont subi des vicissitudes18 ». Elles ont ainsi été refoulées. « En termes de transfert, la maladie du patient est l’expression d’une tenta- tive inconsciente pour soigner son médecin. » Il va jusqu’à ajouter : « Plus un patient est malade, plus il est nécessaire pour que le traitement réus-
16. H. Searles, Le contre-transfert, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007. 17. Ibid., p. 85.
18.
Ibid.
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sisse, que le patient devienne – et soit implicitement reconnu comme étant devenu un thérapeute pour son thérapeute officiel, l’analyste19. » Cela résonne avec ce que nous disait Anzieu un peu plus haut… Cette pratique du remplacement du meneur de jeu est bien étrange… Imaginerions-nous, dans le cadre d’une cure classique, un analyste propo- sant à son patient un collègue pour le remplacer le temps qu’il fasse quelques courses… ? Est-ce l’impunité du groupe qui le dédouane de ses responsabilités ? Est-ce une façon de gérer sa culpabilité d’être le co- analyste du groupe ? Bien sûr, beaucoup d’équipes de psychodrama- tistes font tourner les meneurs de jeu (avec des patients différents), sans doute en partie pour démocratiser la fonction… c’est dire que cette place peut être perçue comme surmoïque. D’ailleurs quand les patients pren-
nent ce rôle, ils le font très souvent de manière très sadique !
Dans ces cas de meneurs de jeu
tournants, les participants se sentent plus à l’aise, plus libres de jouer, ce qui est cohérent avec les résistances moindres du fait de la faiblesse du transfert. Mais au bout d’un certain temps, le mécanisme de résistance transférentielle se met en place du fait de la dissymétrie du cadre, des mécanismes d’identification au patient, de la demande inconsciente d’un savoir sur l’énigme du symptôme (nous l’avons dit, c’est parce qu’ils se sentent écoutés que le transfert s’institue…).
Faut-il alors parler de perversion ?
Se faire remplacer au lieu de supporter de s’absenter, est-ce un déni ou une crainte de la castration ? Il nous semble que dans le cas d’un meneur de jeu/coanalyste (tel que nous l’avons défini) qui se fait remplacer, il s’agit plutôt d’une attitude tout à fait psychodramatique, c’est-à-dire une façon de permettre au cothérapeute/remplaçant qui le souhaite de travailler, une fois de plus, son transfert au meneur de jeu, mais aussi à son propre analyste. Le meneur de jeu devient alors un passeur, non pas au sens du dispositif de la Passe lacanienne où un futur analyste appelé passant demande à un passeur analysant capable d’en- tendre quelque chose de son parcours analytique et de son désir d’ana- lyste d’en témoigner devant un jury, mais un passeur psychodramatiste au sens de « eh bien, jouez maintenant ! »
19. Ibid., p. 87.
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Qui est responsable ?
Venons-en à la responsabilité. Il y a, nous semble-t-il, plusieurs types de responsabilité. Didier Anzieu n’est pas tout à fait d’accord avec Patrick Delaroche20 concernant la responsabilité interprétative. Après avoir longuement rendu hommage à Moreno, inventeur des principales tech- niques de jeu (y compris le double), il écrit :
« La situation de groupe est rassurante et féconde pour les psycho- dramatistes ; bien que l’un d’eux (mais s’agit-il de l’un d’eux ?) dirige les séances, ils partagent la responsabilité du psychodrame… À la différence de Moreno, nous considérons que l’interprétation n’est pas le privilège d’un meneur de jeu ; celui des psychodramatistes qui est arrivé à la compréhension la plus rapide d’un enfant ou d’une séance donne l’interprétation appro- priée. La véritable interprétation psychodramatique se fait dans le jeu 21. »
Finalement, le premier arrivé a gagné !
Pour José Attal, l’interprétation se situe radicalement du côté du meneur de jeu – qui ne joue pas – de deux façons : d’une part « en repre- nant la parole d’un cothérapeute dans l’après-coup de jeu, ce qui lui donne un poids réel d’interprétation. », d’autre part grâce à la scansion : « Le directeur de jeu est le seul, précisément hors-jeu, à pouvoir ponctuer le discours du patient, et à s’inscrire comme sujet supposé savoir un peu plus que les autres sur le chemin de la cause du désir 22. »
Pour nous la responsabilité du meneur de jeu est doublement engagée : auprès du patient mais également à l’égard de ses collègues. Nous l’avons vu, le meneur de jeu est à l’écoute des productions incons- cientes des cothérapeutes. Ce n’est bien sûr pas son rôle de les inter- préter (il n’est que coanalyste…), sa responsabilité serait du coup trop grande, voire transgressive et assimilée à une interprétation sauvage. Il doit taire ce qu’il a vu, entendu ou compris (Hippocrate)… de l’inconscient de ses collègues. Ceux-ci jouent devant lui, confiant en la qualité de son écoute analytique. Réciproquement, il doit être reconnu comme tel par ces derniers. À ce titre, ses propres résistances, ses impasses théoriques, son désir l’exposent à l’analyse par ses collègues, comme le fait le patient
20. Allusion à l’argument de la Journée sur « La responsabilité au psychodrame ». 21. D. Anzieu, Le psychodrame analytique, op. cit., p. 155.
22. J. Attal,
Quand des psychanalystes jouent ensemble, Strasbourg, Arcanes, 1995, p. 34.
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lui-même. Mais lui au moins, et je rejoindrai José Attal, garde les cartes (du jeu) en mains.
Les cothérapeutes ont également leur responsabilité, même quand le meneur de jeu les envoie sur la scène avec une idée précise : le nouveau personnage ainsi figuré ne va pas toujours jouer ce que le meneur de jeu lui a demandé d’une part à cause du malentendu inscrit dans le langage, mais d’autre part du fait des effets transférentiels que nous avons décrits. Et pourtant, il faudra bien l’assumer et se sentir d’accord avec la proposition interprétative faite par le cothérapeute. Le meneur de jeu en portera la coresponsabilité. Situation bien particulière qui verra le meneur de jeu interpréter sur une interprétation faite par un autre.
Un collègue en place de meneur de jeu m’envoie jouer un policier sur un hold-up où le patient joue le braqueur de banque. Pris dans un transfert avec mon collègue, j’ai mon idée, et au lieu de jouer un poli- cier représentant de la loi (ce que je supposais qu’il attendait de moi), je joue un policier soumis à sa maman qui décide de tout… d’ailleurs « ma mère est ministre de l’Intérieur (à quoi le patient acquiesce sans problème), elle fait et défait les lois ». Était-ce pour prendre à contre- pied mon collègue qui avait son idée lui aussi, était-ce pour affirmer ma liberté de penser, était-ce une façon de montrer mon désaccord voire des sentiments peu avouables à l’égard de ce collègue et néanmoins ami ? Il eut cependant l’élégance, lors de la reprise de scène, de prendre appui sur ma proposition de jeu pour évoquer avec son patient son lien à sa mère. Finalement, il prit la responsabilité de mon acte…
Lorsque, après avoir longtemps été cothérapeute, je me suis autorisé à être meneur de jeu, c’était dans le but de créer un PPI avec des collègues… qui n’en avaient jamais fait. C’était très habile de ma part, je pensais ne pas risquer grand-chose… En fait, ils ont compris très vite le fonction- nement, aussi vite que les enfants que nous avions en charge.
Un des tout premiers s’appelait Cédric, 10 ans, qui nous était adressé pour graves troubles du comportement. À la maison, il tenait violem- ment tête à ses parents et à l’école ses provocations étaient telles qu’il fallut un jour appeler les pompiers pour le calmer. Au psychodrame, il était charmant, acceptant toutes mes interprétations les plus subtiles, appor- tant toujours les mêmes scènes où il était embêté par les autres et où il n’était pour rien dans ce qu’il provoquait. Le père m’avait confié devant Cédric la lourde tâche de le « faire marcher droit ». En fait, tout allait
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de travers, le tableau ne bougeait pas, je me sentais vaciller dans ma place de meneur de jeu, celui qui sait comment marche le PPI. Cédric commen- çait à m’agacer prodigieusement. C’est alors que je proposai, lors d’une énième scène de conflit à la maison, de faire jouer par un cothérapeute le rôle du meneur de jeu/paternel impuissant. Mon collègue joua au-delà de mes espérances… Son jeu s’adressait tout autant au patient qu’à moi. Un autre fit alors le double de Cédric, verbalisant ce qu’il ressentait devant cette figure paternelle en détresse. Cédric cessa son sourire narquois habi- tuel, son père n’était plus là pour le faire marcher droit dans une riva- lité autour de la mère, mais pour lui parler de lui, et cette scène eut beaucoup d’effets thérapeutiques. Mes collègues, tout inexpérimentés qu’ils étaient, avaient bien repéré les enjeux qui se rejouaient dans le transfert. Et ils se sentaient sans doute autorisés à le dire.
J’ai alors ressenti que le psychodrame (dans son principe) ne s’ap- prend pas, il se vit. Il y a un éprouvé particulier à passer de cothéra- peute à meneur de jeu. On retrouve l’angoisse de la responsabilité du cadre, la difficulté de la double écoute du discours du patient et des cothé- rapeutes, le désir d’emprise inhérent à tout chef d’orchestre et la néces- sité d’accepter de laisser jouer les solistes… Mais c’est aussi sentir que le rôle du meneur de jeu est alors primordial pour empêcher littérale- ment de sortir du sillon. Il est celui qui ne doit pas vaciller devant la béance ainsi déployée. Il reste le garant du cadre thérapeutique sans lequel la demande du patient ne peut se poser. C’est enfin prendre une place d’analyste devant quelques autres avec lesquels il va partager un moment analytique.
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